La pétoche d’Edgar Allan Poe

 

 

Il n’y a pas de mots qui puissent décrire la tête que faisait le truand quand le sergent Rink l’a tiré du réfrigérateur. D’abord il a à peine entr’ouvert. On voyait juste les yeux du gars. On aurait dit qu’Edgar Allan Poe leur avait filé la pétoche à tous les deux.

Il n’a pas arrêté de hurler tout le temps que le bac est sorti ; et ça a mis le temps.

Il a fait « AAAHHHHHHH ! AAAHHHHHHH ! AAAHHHHHHH ! AAAHHHHHHH ! en nous jetant des regards de bête avec ses yeux affolés.

— Ta gueule, dit Rink.

— AAAH… » : le truand a complètement fermé sa gueule, comme si on lui avait laissé tomber un mon. Everest invisible sur la bouche.

L’expression de ses yeux est passée d’une terreur poesque à une dimension incroyable de supplication silencieuse : on aurait dit qu’il était en train d’implorer un miracle du pape.

« Ça te plairait de sortir un peu plus dans le monde des vivants ? », dit Rink.

Le truand a hoché la tête et des larmes lui ont jailli des yeux.

Le sergent a tiré sur le bac jusqu’à ce que le visage entier devienne visible. Il l’a tiré très doucement. Alors il s’est arrêté de tirer et il est resté là, à fixer le truand anéanti. Un sourire de bienveillance s’est insinué sur les traits de Rink. Il a donné une petite tape affectueuse de la main sur la joue du truand terrifié.

Maman Rink.

« Prêt à chanter ? »

Le truand a hoché la tête.

« Je veux tout savoir, depuis le début, ou alors tu y retournes ; et la prochaine fois, je ne te laisserai peut-être pas sortir. De plus, je suis parfaitement capable d’embaumer vivant une saloperie de rat comme toi. Tu piges ? »

Maman Rink.

Le truand a de nouveau hoché la tête.

« Parfait, alors vas-y, raconte. »

« Je ne sais pas où elle a pu mettre toute cette bière », a commencé à dire le truand d’un ton hystérique. « Elle a bu dix bières et elle n’est pas allée une seule fois aux toilettes. Elle a continué à boire de la bière, comme ça, sans aller aux toilettes. Vachement maigre qu’elle était en plus. Il n’y avait pas la place pour toute cette bière dans son corps, mais elle n’a pas arrêté d’en descendre. Elle a bu au moins dix bières. Y’avait pas la place pour tout ça ! », a-t-il hurlé. « Pas la place ! »

« Et qui c’était, ça ?, dit le sergent.

— La femme qui nous a embauchés pour voler le corps. Elle buvait de la bière. Bon Dieu, j’ai jamais rien vu de pareil. La bière disparaissait sans arrêt.

— Qui c’était ?, dit Rink.

— Elle nous a pas dit. Elle voulait le cadavre, c’est tout. Personne n’a posé de questions. Bien payé qu’c’était. On savait pas que tout ça allait arriver. C’était une nana pleine aux as. Mon père m’avait bien dit de ne jamais avoir d’histoires avec des nanas à fric. Regardez-moi. Je suis dans une glacière pleine de morts. Je les sens. Y sont morts. Mais pourquoi je l’ai pas écouté, Bon Dieu ?

— T’aurais dû écouter ce que te disait ton père », dit Rink.

Juste à ce moment-là, le truand qui était allongé dans le coin a commencé à revenir à lui. Le sergent a jeté un coup d’œil à la statue de truand qui était assise sur une chaise au-dessus de lui.

« Ton pote se réveille », dit-il au truand. « Fous-lui un coup de pied dans la tête pour moi, tu veux ? Il faut encore qu’il se repose. »

Le truand, sur sa chaise, sans se lever parce qu’on ne lui avait pas dit qu’il pouvait, a donné un coup de pied dans la tête de l’autre truand. Il s’est rendormi.

« Merci », dit Rink ; et il a recommencé à cuisiner le truand qui était attaché par des menottes sur le bac. « Tu ne vois pas pourquoi elle voulait le corps ?

— Non, elle a rien dit ; elle a pas arrêté de boire de la bière. Le boulot était bien payé. J’savais pas que tout ça allait arriver. On devait voler un cadavre, c’est tout.

— Elle était seule ?, dit Rink.

— Non, elle avait un garde du corps genre chauffeur, avec un cou énorme, une vraie bouche d’incendie. On est venus ici et on a pris un corps, mais c’était pas le bon, alors on est revenus chercher le bon, mais il était pas ici. On voulait pas vraiment lui faire de mal à votre copain qu’à qu’une patte. On voulait juste lui secouer un peu les puces, histoire de bien récupérer le bon macchab.

— C’était lequel que vous vouliez ?, dit Rink.

— La pute qui s’est fait démolir aujourd’hui.

— C’est toi qui l’as descendue ?

— Non ! Non ! oh, Bon Dieu, non ! », dit le truand. Il n’appréciait pas du tout la question.

« Utilise pas le mot Dieu par ici, tu veux, sale petit con, ou je te refourre dans le congélateur. »

Le sergent était un catholique irlandais qui allait à la messe tous les dimanches.

« J’vous d’mande pardon ! J’vous d’mande pardon ! », dit le truand. « Ne me remettez pas là-dedans.

— Bon, j’aime mieux ça, dit Rink. Combien vous avez pris de corps ici, les gars ?

— Rien qu’un. C’était pas le bon. Une bonne femme quelconque. On l’a prise à la place de la pute ; alors on est revenus chercher la bonne, mais elle était plus là. On lui aurait pas fait de mal à votre copain. C’est tout ce que je sais. Je vous promets.

— Tu es sûr que tu ne me caches rien ?, dit Rink.

— Non, je vous jure, je mentirais pas, dit le truand.

— Alors, comme ça, les gars, vous n’avez pris qu’un corps, hein ?

— Ouais, une morte. Et pas la bonne.

— Il manque deux corps, dit le sergent. Qui a piqué le corps de la pute ?

— Puisqu’on avait été payés pour faucher le corps de la pute, si on l’avait sortie de là, vous croyez qu’on aurait été assez cons pour revenir chercher son corps si on l’avait déjà eu ? », dit le truand ; là, il faisait une bêtise.

Rink n’a pas beaucoup apprécié ce ton-là.

Il a ré-enfourné le gars d’une quinzaine de centimètres dans la glacière.

Son geste a eu des effets prévisibles.

« AAAHHHHHHH ! NON ! NON ! NON ! », s’est mis à hurler le minable. « Je vous dis la vérité ! On n’a pris qu’un corps ! Vous pouvez le reprendre !

— C’est intéressant, ça, dit le sergent. On dirait qu’il y a comme une épidémie de vols de cadavres à San Francisco.

— Tu es sûr que ce type dit la vérité quand il prétend ne pas avoir soulevé les deux refroidies ? », dit Pilon, en mettant son grain de sel. « Parce que, c’est vrai, qui veux-tu qui rentre ici le même soir pour voler un autre corps ? Je travaille ici depuis 1925, et c’est la première fois qu’on prend un corps, et il y a une chance sur un million pour qu’il y en ait deux de volés par des gens différents le même soir. T’as qu’à remettre ce fils de pute au frais dans le machin pour qu’il dise la vérité. »

En entendant cette remarque, le truand a fait :

« AAAHHHHHHHHHHHHHHH ! »

« Non, il dit la vérité, dit Rink. Je vois bien quand un type me dit la vérité, et ce fumier-là ne ment pas. Regarde-le. Tu crois vraiment que ce tas de merde tremblottante est encore en état de mentir ? Non, penses-tu ; pour la première fois de sa vie, je suis arrivé à lui faire dire la vérité.

— Alors, je sais pas ce qui se passe, moi, bordel », dit Pilon, en faisant semblant de s’emballer. « Y’a peut-être un autre dingue en liberté dans San Francisco. Tout ce que je sais, moi, c’est qu’il me manque deux macs et il faut absolument que tu marques dans ton rapport que je veux qu’on me les rende.

— D’accord, Pilon, dit Rink. Calme-toi. Ces types ont pris le corps de la divorcée ; t’en as donc déjà récupéré un.

— T’as raison, dit Pilon. C’est toujours mieux d’en récupérer un que d’en avoir perdu deux. J’ai besoin de morts, moi, pour gagner ma vie.

— Je sais. Je sais », dit le sergent, en allant jusqu’au bureau se verser encore un peu de café. Il a laissé le truand allongé où il était avec la moitié du visage au jour. Le truand n’a pas eu l’ombre d’un commentaire sur son sort. Il n’avait pas envie de foutre par terre ses acquis et de se retrouver tout seul et dans le noir avec des morts pour toute compagnie. Il savait que le mieux est l’ennemi du bien.

Le sergent Rink a bu une gorgée de café.

« Tu vois pas qui pourrait avoir intérêt à ce que tu te retrouves avec un corps en moins, hein ? dit Rink à Pilon. Tu n’as rien remarqué d’anormal dans le coin ces jours-ci, hein ?

— Mais non, bordel, dit Pilon. C’est plein de cadavres ici, et je veux qu’on me rende ma pute.

— Bon, bon, dit le sergent Rink. Je vais voir ce que je peux faire. »

Il s’est tourné vers moi, l’air de rien.

« Tu es au courant de cette histoire, toi ?, dit-il.

— Mais non, bon dieu, comment voudrais-tu que je le sois ? Je passais juste dire bonjour à mon vieux copain Pilon et prendre un café avec lui. »

Le truand allongé dans un coin a recommencé à retrouver ses esprits. Il s’est mis à palpiter comme un papillon ivre.

« Il était pas assez fort ton coup de pied », dit Rink à la statue de truand assise à côté de lui.

Bien obéissante, la statue lui a envoyé un coup de pied vraiment fort dans la tête. Le truand papillon est redevenu inconscient.

« Merci », dit le sergent Rink.

Un Privé à Babylone
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